À
la recherche de quelques
"à Bouvard & Pécuchet"
DG : Le FRAC de
Bretagne a
fait l’acquisition d’un extrait de la
série "à B&P" daté de 1976
(cf. illustration) et nous cherchons à préciser
sa documentation.
Sa date laisse
entendre
que c’est un des premiers assemblages de cette
série de travaux.
GD : Oui,
d’ailleurs certains aspects le montrent, outre la signature
avec la date. Cette signature… discrète
n’était pas nécessairement
présente dans d’autres pièces de la
même époque auxquelles je ne souhaitais pas donner
au départ un sens obligatoire haut bas, gauche droite, recto
verso, mais j’ai été poussé
à faire ce choix ici par la présence de cette
page rayée à l’encre rouge. Pour
d’autres, certaines possibilités ont
été aménagées. En 1976, mes
interventions sur les pages trouvées dans des registres
abandonnés étaient limitées, la mise
en scène des pages pouvant être
l’essentiel et induire les décisions.
DG : Cette
série de travaux commencerait donc en 1976, quand se
termine-t-elle ?
GD :
Elle ne se termine pas.
DG : …
GD :
Oui, elle a toujours continué même si sa
période la plus dense a été 1976 et
1977. Elle a continué de plusieurs façons : soit
certaines pièces ont été
remaniées parce qu’elles ne me satisfaisaient
plus, soit j’ai eu envie de confronter plus directement des
évolutions picturales avec ces pages écrites.
Dans les deux cas, elles peuvent avoir plusieurs dates, telle la
pièce 1976-1986 reproduite dans le catalogue du
musée de Coutances qui prendra aussi la date de 2004.
Dès 1977, l’évolution se percevait dans
le rapprochement de la trace scripturale et la trace picturale. Dans la
pièce du Frac, les taches d’encre
étaient déjà une façon
d’évoquer cette relation
écriture-peinture ; ces taches d’encre
étant un excès à la trace
écrite, issues de celle-ci mais organisées
autrement.
Pour documenter ces "à
Bouvard & Pécuchet" de 1976 à 2004, il
s’agirait aussi de faire appel ici à
témoignage pour retrouver des pièces disparues.
Par exemple, trois "à Bouvard & Pécuchet"
de 1993/94 (numérotés 1, 3 et 4 –
photographies sur demande) ont été
volés par effraction dans une galerie d’Aix en
Provence en 1995. De la même date existait un
quatrième, le n°2, qui a été
repris depuis. Cette sous-série de quatre "à
Bouvard & Pécuchet" confrontait les pages
écrites des anciens copistes à des empreintes de
fragments de bois estampés
[
1]
à la brosse sur du voile de croissance.
DG : Là aussi
ces traces estampées étaient une
proximité avec les signes de
l’écriture.
GD :
Une proximité, oui. Que l’on parle en
général de signes pour
l’écriture est une chose, mais si l’on
remarque que les écritures présentes sur la
première couche dans les "à Bouvard &
Pécuchet" sont en miroir : ce qui se montre c’est
plus un tracé séquencé
qu’une suite de signes. Les objets-croquis ne sont pas des
signes mais des figures simples taillées et
agencées. Si l’on se tient dans la
référence au mot "signe", on pourrait dire que
les écritures trouvées ne sont
déjà plus appréhendables
elles-mêmes comme suite de signes et que les "objets-croquis"
ne le sont pas et n’en ont pas la vocation. Il
s’agit d’un en
«deçà".
DG : Il y a des
"à Bouvard & Pécuchet" se rapprochant des
"peintures à la feuille" ?
GD : "Peinture
à la feuille" était le titre d’une
rétrospective au musée de Coutances.
C’est donc à la fois un possible titre
général, incluant si l’on veut les
"à Bouvard & Pécuchet" et une appellation
appropriée aux travaux précédant
l’exposition : des feuilles de papier de soie
marouflées sur toile. Comme désignation, cela
convient aussi bien aux "peintures au voile" ultérieures
(voile de croissance agricole), qu’à
d’autres travaux antérieurs, même aux
"jeux graves" (papier de soie sur du papier chiffon) par exemple avec
les "livres gigognes" (cf. : coll. Frac Bretagne).
Les titres seraient plus une désignation
d’ensemble où les critères sont
différents :
- une dédicace : "à Bouvard &
Pécuchet"
- une matérialité : "peinture à la
feuille"
- un acte : "l’empreinte picturale".
Les trois formules ne s’excluent pas. Les tracés
"à Bouvard & Pécuchet" ont
été obtenus par les "copistes" du
début du XXe, tel que me l’a rapporté
un ancien employé de bureau : une mise sous presse pendant
une nuit de la lettre originale entre les feuillets humectés
d’un livre blanc de papier de soie de qualité
propre à la conservation et appelé le " copie de
lettres". La copie était donc une empreinte
d’écrits. Ces feuilles assemblées me
paraissent être par leur présence flottante dans
l’espace, par leurs plis, leurs déchirures, leurs
"défauts", leur texture, leur traversée par
l’encre dite "communicative" et les ajouts, non pas un simple
subjectile, mais une surface picturale en elle-même.
C’est de la peinture feuilletée.
DG : Y a-t-il des
"à Bouvard & Pécuchet" proches
des peintures jaunes qui étaient les derniers travaux
montrés de l’exposition rétrospective
du musée de Coutances en 1989 ?
GD : Oui.
D’ailleurs il s’agit des mêmes usages des
matériaux : couches de papier traversées par la
couleur ce qui permet de solidariser toile, papier, peinture. Au
musée de Coutances, je n’avais pas choisi
l’idée de vraiment ponctuer l’espace par
le temps, et pour les "à Bouvard &
Pécuchet" je les avais installés, dont celui du
Frac Bretagne, dans une salle autonome accompagnés des
livres à exemplaire unique en vitrine. Les "assemblages de
pages" sont la structure d’expansion et les livres sont celle
de la contraction. Les deux formes se complètent comme dans
la respiration ou les hypothèses sur l’univers ou
les changements d’humeur. Il me semble qu’il est
plus intéressant de s’attacher à des
polarités que d’affirmer une situation moyenne.
Beaucoup de livres ont été faits avec des pages
écrites, non seulement avec les pages anciennes mais aussi
par des volontaires quelquefois anonymes, quelquefois non. Cela
m’a été un grand étonnement
de voir des personnalités - dont Pierre Soulages - se
prêter au jeu puisqu’il s’agissait de se
laisser transformer en copistes tels "Bouvard &
Pécuchet".
DG : Qui est le
dernier
roman inachevé de Flaubert où il est question de
la "bêtise", la réputation de Bouvard &
Pécuchet n’est pas très bonne.
GD : C’est
une question d’accompagnement. Je remarque par exemple que P.
Soulages a souvent commencé des rencontres publiques par :
"Pendant longtemps je
disais une bêtise en comparant la peinture à la
poésie…"
ou
"…en comparant trop…".
Roland Barthes lui-même a écrit sur ladite
bêtise de Bouvard & Pécuchet et la
bêtise en général
"… ; et de la
bêtise, je n’aurais le droit de dire, en somme, que
ceci : qu’elle me fascine" [
2]
et ensuite :
"ça a trait à la bêtise, mais il ne
faut pas se laisser hypnotiser par ce mot. Je l’ai
moi-même été en étudiant la
bêtise chez Flaubert, …"[
3].
Pour d’autres, je trouve cités dans le sottisier
(ou dictionnaire de la bêtise ou dictionnaires des
idées reçues) par Flaubert : Chateaubriand,
Courbet, Goethe, La Bruyère, Montaigne, Musset, Proudhon,
Offenbach, Rabelais, Racine, Ronsard, Rousseau, Sainte-Beuve, Georges
Sand, Shakespeare, Voltaire, Zola, entre autres …
lui-même et ses amis proches. Toute cette compagnie
n’est pas sans intérêt.
Je suis redevable aussi à Roland Barthes d’avoir
éclairci pour moi quelques points. Dans "la peinture et
l’écriture des signes", il a isolé la
"piction" de la "scription", - il était partie prenante de
cette attitude - il a parlé de cet "envers noir de
l’écriture" qui ne pouvait
être qu’à rapprocher de cette piction
à propos précisément de "Bouvard
& Pécuchet" (cf. En fin de texte les extraits tels
leur publication, avec l’autorisation de leur auteur, en 1976
-1977). Il était alors assez simple de se rendre compte que
j’étais précisément en train
de retrouver la peinture pour moi, en l’extrayant et en la
redéployant hors du code scriptural. Je pourrais aussi
rappeler ces souvenirs d’âge préscolaire
où l’écriture sur un tableau noir se
transformait pour moi en traces d’essuyage au chiffon ou
à l’éponge.
C’était donc une peinture que je ne pouvais imiter
avec crayons et papier. Peu après, alors que je refusais une
scolarisation maternelle, je n’ai cédé
qu’après avoir eu devant moi : une feuille
d’automne, une feuille de papier à confondre avec
la première, et, … de la peinture, enfin.
"La traversée
de l’envers social"
(cf. : les extraits de R.Barthes) devenait alors acceptable. Mais si
j’ai rappelé ces souvenirs
d’école parce que j’y avais une
situation particulière, c’est parce que je me suis
rendu compte que chacun avait d’une façon ou
d’une autre une mémoire éventuellement
moins exacerbée mais assez proche de la mienne et donc
révélatrice d’une large
communauté.
DG : Il y a des
"à Bouvard & Pécuchet" relevant plus de
la dénomination "l’empreinte picturale" ?
GD : Ils
relèveraient toujours de l’empreinte picturale.
Pierre Restany (au centre d’art de Cajarc) me faisait
remarquer devant des "plastiques libres" exposés,
qu’ici on retrouvait plus l’empreinte que
là où il y aurait plus de traces picturales. Nous
sommes tombés d’accord sur
l’idée que je lui proposais de ne pas
séparer, dans les faits, l’empreinte de la trace
dès le moment où l’une était
perceptible dans l’autre. Un point en écriture
n’est pas le point mathématique mais
l’empreinte encrée de la pointe d’une
plume, un trait son déplacement, une lettre ou un chiffre
une association simple de traits, une figure codifiée, mais
aussi et en même temps une trace picturale aussitôt
qu’il y a investissement dans les qualités
d’impulsion dans le tracé. À ce propos,
je rends vraiment hommage à ces traceurs-copistes dont
j’ai utilisé les traces écrites, ma
dédicace n’est pas de convention
littéraire, histoire d’enjoliver. La
liberté de mise en page, les dérapages
contrôlés, les petites formes ajoutées,
… tout ce que l’on peut observer dans le
détail, ce sont des manifestations d’auteur pour
mettre dans cette écriture assez
d’eux-mêmes pour faire, dans le bureau de leur
consigne, un atelier d’expression caché,
cryptique. Même si ce devait être souvent
inconscient. En fait il ne s’agirait pas de "calligraphie"
où l’on imagine l’écriture
ornée, anoblie par des richesses de savoir-faire et de
matériaux précieux, mais l’attention
portée aux événements réels
des tracés, les variations sur les figures obtenues
à partir des figures obligées, la
dépense du matériau rapporté, les
comportements de la matière du papier.
Quand un membre du groupe "Textruction" m’a
demandé vers cette époque,
d’intégrer leur groupe, j’ai
refusé car si auparavant dans mes "revues-repeintes" (1975)
j’utilisais la peinture contre les images et textes des
hebdomadaires, dans les "à Bouvard &
Pécuchet", l’écriture devenait pour moi
une vraie familiarité. Iris Clert, qui m’a fait
une intéressante page chaotique avec laquelle j’ai
fait un petit livre (bleu), notait que c’était un
vrai pensum pour elle, étant presque dyslexique quand elle
écrivait. Par contre, sa signature était le
contraire de son écriture, un graphe comme une griffe,
illisible bien sûr comme une revanche. Sans doute ne
donne-t-on plus aux écoliers des lignes à copier
comme punition ; j’en ai connu. Je me souviens que,
précisément et au bout d’un certain
temps, on pouvait oublier le texte et produire un rythme et
s’y complaire ou tout au moins
s’intéresser à ce
déplacement de l’attention. Je pense que ma mise
en scène de leurs traces écrites pourrait rendre
justice à tous ceux pour qui l’on disait que
l’écriture était l’art des
imbéciles.
DG : Dicton peut
être oublié aussi à l’heure
de l’informatique que vous utilisez d’ailleurs dans
les différents avatars de "SOL\VERRE".
GD : Il
y a des permanences.
De la même façon que les écritures en
question sont des empreintes de tracés, les images
photographiques sont des empreintes de reflets lumineux, ces simulacres
tels que les nomme Lucrèce, de façon
non-péjoratives. Les empreintes se disposent sur des
écrans, papier, verre ou plastique. Elles sont mutables
d’un support à un autre. Par contre on a
l’impression qu’on oublie par exemple que
l’action "copier-coller" ou "couper-coller" est fondamentale
dans les pratiques quelles qu’elles soient,
archaïques ou nouvelles. Déplacer un
matériau pour modifier une surface existante est un geste
fondamental, c’est celui qui pour moi défini le
mieux la peinture "virtuelle" ou "concrète", en tout cas
celle qui m’intéresse.
Entretien de GD avec
DG*,
janvier-février 2005
*DG étant le double faussement symétrique de GD
Les extraits de R. Barthes tels publiés en 1977 :
Pages
« …sur ce que nous entrevoir d’un
rapport qui est à la fois évident mais en
même temps chez nous, Occidentaux, largement
occulté et sacrifié, le rapport de
l’écriture et de la peinture. J’aimerais
même pouvoir dire, car il s’agit
d’interroger des "faire" plus que des produits, le rapport de
la scription et si vous me permettez ce néologisme, de la
piction.
Car l’évidence de ce rapport tient au fait que
peinture et écriture viennent du même corps :
toutes les deux viennent de la main…
…je me contenterai d’indiquer ou de rappeler
grossièrement ce qui dans l’écriture
– et j’entends pour ma part ce mot dans un sens non
métaphorique, dans le sens de scription, de tracé
graphique des signes – j’indiquerai
grossièrement ce qui, dans la scription, à mes
yeux, a vocation de peinture et que je n’hésiterai
pas, par conséquent, à appeler la
vérité de l’écriture. Et je
voudrais marquer, au fond, c’est très simplement
tous les points sur lesquels l’écriture
déborde les fonctions rationnelles qu’on lui
reconnaît…
…deux mythes… Le premier est le mythe
transcriptionniste de l’écriture… Un
deuxième mythe, une deuxième bonne conscience de
notre science de l’écriture, c’est ce
que j’appellerai le fonctionnalisme ou le mythe
fonctionnaliste. Et pour l’écriture ce mythe est
exorbitant. L’écriture est d’ordinaire
entièrement prise dans le mythe de la communication.
L’écriture, pense-t-on, sert, sert uniquement et
de droit en quelque sorte, à communiquer. Et ici encore il
faut nuancer c’est à dire repérer
précisément les débordements de la
fonction…il y a de toute évidence ce
qu’on pourrait appeler un
envers
noir
de l’écriture. Et c’est cet envers noir
qu’il nous faut faire réexister…
…Il y aurait, au fond, venant en surdétermination
des structures économiques dans lesquelles
l’écriture a été prise,
exactement comme le désir vient en
surdétermination du besoin, il y aurait une jouissance de
l’écriture. C’est cette jouissance
à laquelle les copistes Bouvard et Pécuchet
reviennent, après leur traversée d’une
sorte d’enfer social…" R.BARTHES "La peinture et
l’écriture des signes", extraits.
NOTES :
1
Des "objets-croquis" ou des "objets-alpha", cf. : exposition "Passage
de l’écriture" à la Galerie art
& essai en 1995, ou "Du / Des / Dessin/s" à la
galerie l’engage en 1996, Rennes.
2
cf. "roland BARTHES par roland barthes", écrivains de
toujours, Le Seuil, Paris 1975, p.55 et 56
3
dans le Magazine littéraire n°108, janvier 1976