l'atelier

Gilbert Dupuis – 8 rue Nationale, 35000 Rennes – tél.: 02 99 79 22 47

 

<- Retour

Accueil


Gilbert Dupuis - Peinture à le feuille

À la recherche de quelques "à Bouvard & Pécuchet"


DG : Le FRAC de Bretagne a fait l’acquisition d’un extrait de la série "à B&P" daté de 1976 (cf. illustration) et nous cherchons à préciser sa documentation.
Sa date laisse entendre que c’est un des premiers assemblages de cette série de travaux.
GD : Oui, d’ailleurs certains aspects le montrent, outre la signature avec la date. Cette signature… discrète n’était pas nécessairement présente dans d’autres pièces de la même époque auxquelles je ne souhaitais pas donner au départ un sens obligatoire haut bas, gauche droite, recto verso, mais j’ai été poussé à faire ce choix ici par la présence de cette page rayée à l’encre rouge. Pour d’autres, certaines possibilités ont été aménagées. En 1976, mes interventions sur les pages trouvées dans des registres abandonnés étaient limitées, la mise en scène des pages pouvant être l’essentiel et induire les décisions.

DG :  Cette série de travaux commencerait donc en 1976, quand se termine-t-elle ?
GD : Elle ne se termine pas.

DG : …
GD :  Oui, elle a toujours continué même si sa période la plus dense a été 1976 et 1977. Elle a continué de plusieurs façons : soit certaines pièces ont été remaniées parce qu’elles ne me satisfaisaient plus, soit j’ai eu envie de confronter plus directement des évolutions picturales avec ces pages écrites. Dans les deux cas, elles peuvent avoir plusieurs dates, telle la pièce 1976-1986 reproduite dans le catalogue du musée de Coutances qui prendra aussi la date de 2004. Dès 1977, l’évolution se percevait dans le rapprochement de la trace scripturale et la trace picturale. Dans la pièce du Frac, les taches d’encre étaient déjà une façon d’évoquer cette relation écriture-peinture ; ces taches d’encre étant un excès à la trace écrite, issues de celle-ci mais organisées autrement.
    Pour documenter ces "à Bouvard & Pécuchet" de 1976 à 2004, il s’agirait aussi de faire appel ici à témoignage pour retrouver des pièces disparues. Par exemple, trois "à Bouvard & Pécuchet" de 1993/94 (numérotés 1, 3 et 4 – photographies sur demande) ont été volés par effraction dans une galerie d’Aix en Provence en 1995. De la même date existait un quatrième, le n°2, qui a été repris depuis. Cette sous-série de quatre "à Bouvard & Pécuchet" confrontait les pages écrites des anciens copistes à des empreintes de fragments de bois  estampés [1] à la brosse sur du voile de croissance.
   
DG : Là aussi ces traces estampées étaient une proximité avec les signes de l’écriture.
GD : Une proximité, oui. Que l’on parle en général de signes pour l’écriture est une chose, mais si l’on remarque que les écritures présentes sur la première couche dans les "à Bouvard & Pécuchet" sont en miroir : ce qui se montre c’est plus un tracé séquencé qu’une suite de signes. Les objets-croquis ne sont pas des signes mais des figures simples taillées et agencées. Si l’on se tient dans la référence au mot "signe", on pourrait dire que les écritures trouvées ne sont déjà plus appréhendables elles-mêmes comme suite de signes et que les "objets-croquis" ne le sont pas et n’en ont pas la vocation. Il s’agit d’un en «deçà".

DG : Il y a des "à Bouvard & Pécuchet" se rapprochant des "peintures à la feuille" ?
GD : "Peinture à la feuille" était le titre d’une rétrospective au musée de Coutances. C’est donc à la fois un possible titre général, incluant si l’on veut les "à Bouvard & Pécuchet" et une appellation appropriée aux travaux précédant l’exposition : des feuilles de papier de soie marouflées sur toile. Comme désignation, cela convient aussi bien aux "peintures au voile" ultérieures (voile de croissance agricole), qu’à d’autres travaux antérieurs, même aux "jeux graves" (papier de soie sur du papier chiffon) par exemple avec les "livres gigognes" (cf. : coll. Frac Bretagne).
Les titres seraient plus une désignation d’ensemble où les critères sont différents :
- une dédicace : "à Bouvard & Pécuchet"
- une matérialité : "peinture à la feuille"
- un acte : "l’empreinte picturale".
Les trois formules ne s’excluent pas. Les tracés "à Bouvard & Pécuchet" ont été obtenus par les "copistes" du début du XXe, tel que me l’a rapporté un ancien employé de bureau : une mise sous presse pendant une nuit de la lettre originale entre les feuillets humectés d’un livre blanc de papier de soie de qualité propre à la conservation et appelé le " copie de lettres". La copie était donc une empreinte d’écrits. Ces feuilles assemblées me paraissent être par leur présence flottante dans l’espace, par leurs plis, leurs déchirures, leurs "défauts", leur texture, leur traversée par l’encre dite "communicative" et les ajouts, non pas un simple subjectile, mais une surface picturale en elle-même. C’est de la peinture feuilletée.

DG : Y a-t-il des "à Bouvard & Pécuchet" proches  des peintures jaunes qui étaient les derniers travaux montrés de l’exposition rétrospective du musée de Coutances en 1989 ?
GD : Oui. D’ailleurs il s’agit des mêmes usages des matériaux : couches de papier traversées par la couleur ce qui permet de solidariser toile, papier, peinture. Au musée de Coutances, je n’avais pas choisi l’idée de vraiment ponctuer l’espace par le temps, et pour les "à Bouvard & Pécuchet" je les avais installés, dont celui du Frac Bretagne, dans une salle autonome accompagnés des livres à exemplaire unique en vitrine. Les "assemblages de pages" sont la structure d’expansion et les livres sont celle de la contraction. Les deux formes se complètent comme dans la respiration ou les hypothèses sur l’univers ou les changements d’humeur. Il me semble qu’il est plus intéressant de s’attacher à des polarités que d’affirmer une situation moyenne. Beaucoup de livres ont été faits avec des pages écrites, non seulement avec les pages anciennes mais aussi par des volontaires quelquefois anonymes, quelquefois non. Cela m’a été un grand étonnement de voir des personnalités - dont Pierre Soulages - se prêter au jeu puisqu’il s’agissait de se laisser transformer en copistes tels "Bouvard & Pécuchet".

DG : Qui est le dernier roman inachevé de Flaubert où il est question de la "bêtise", la réputation de Bouvard & Pécuchet n’est pas très bonne.
GD : C’est une question d’accompagnement. Je remarque par exemple que P. Soulages a souvent commencé des rencontres publiques par : "Pendant longtemps je disais une bêtise en comparant la peinture à la poésie…" ou "…en comparant trop…". Roland Barthes lui-même a écrit sur ladite bêtise de Bouvard & Pécuchet et la bêtise en général "… ; et de la bêtise, je n’aurais le droit de dire, en somme, que ceci : qu’elle me fascine" [2] et ensuite : "ça a trait à la bêtise, mais il ne faut pas se laisser hypnotiser par ce mot. Je l’ai moi-même été en étudiant la bêtise chez Flaubert, …"[3]. Pour d’autres, je trouve cités dans le sottisier (ou dictionnaire de la bêtise ou dictionnaires des idées reçues) par Flaubert : Chateaubriand, Courbet, Goethe, La Bruyère, Montaigne, Musset, Proudhon, Offenbach, Rabelais, Racine, Ronsard, Rousseau, Sainte-Beuve, Georges Sand, Shakespeare, Voltaire, Zola, entre autres  … lui-même et ses amis proches. Toute cette compagnie n’est pas sans intérêt.

Je suis redevable aussi à Roland Barthes d’avoir éclairci pour moi quelques points. Dans "la peinture et l’écriture des signes", il a isolé la "piction" de la "scription", - il était partie prenante de cette attitude - il a parlé de cet "envers noir de l’écriture" qui  ne pouvait être qu’à rapprocher de cette piction à propos précisément de "Bouvard & Pécuchet" (cf. En fin de texte les extraits tels leur publication, avec l’autorisation de leur auteur, en 1976 -1977). Il était alors assez simple de se rendre compte que j’étais précisément en train de retrouver la peinture pour moi, en l’extrayant et en la redéployant hors du code scriptural. Je pourrais aussi rappeler ces souvenirs d’âge préscolaire où l’écriture sur un tableau noir se transformait pour moi en traces d’essuyage au chiffon ou à l’éponge. C’était donc une peinture que je ne pouvais imiter avec crayons et papier. Peu après, alors que je refusais une scolarisation maternelle, je n’ai cédé qu’après avoir eu devant moi : une feuille d’automne, une feuille de papier à confondre avec la première, et, … de la peinture, enfin. "La traversée de l’envers social" (cf. : les extraits de R.Barthes) devenait alors acceptable. Mais si j’ai rappelé ces souvenirs d’école parce que j’y avais une situation particulière, c’est parce que je me suis rendu compte que chacun avait d’une façon ou d’une autre une mémoire éventuellement moins exacerbée mais assez proche de la mienne et donc révélatrice d’une large communauté.

DG : Il y a des "à Bouvard & Pécuchet" relevant plus de la dénomination "l’empreinte picturale"  ?
GD : Ils relèveraient toujours de l’empreinte picturale. Pierre Restany (au centre d’art de Cajarc) me faisait remarquer devant des "plastiques libres" exposés, qu’ici on retrouvait plus l’empreinte que là où il y aurait plus de traces picturales. Nous sommes tombés d’accord sur l’idée que je lui proposais de ne pas séparer, dans les faits, l’empreinte de la trace dès le moment où l’une était perceptible dans l’autre. Un point en écriture n’est pas le point mathématique mais l’empreinte encrée de la pointe d’une plume, un trait son déplacement, une lettre ou un chiffre une association simple de traits, une figure codifiée, mais aussi et en même temps une trace picturale aussitôt qu’il y a investissement dans les qualités d’impulsion dans le tracé. À ce propos, je rends vraiment hommage à ces traceurs-copistes dont j’ai utilisé les traces écrites, ma dédicace n’est pas de convention littéraire, histoire d’enjoliver. La liberté de mise en page, les dérapages contrôlés, les petites formes ajoutées, … tout ce que l’on peut observer dans le détail, ce sont des manifestations d’auteur pour mettre dans cette écriture assez d’eux-mêmes pour faire, dans le bureau de leur consigne, un atelier d’expression caché, cryptique. Même si ce devait être souvent inconscient. En fait il ne s’agirait pas de "calligraphie" où l’on imagine l’écriture ornée, anoblie par des richesses de savoir-faire et de matériaux précieux, mais l’attention portée aux événements réels des tracés, les variations sur les figures obtenues à partir des figures obligées, la dépense du matériau rapporté, les comportements de la matière du papier.
 Quand un membre du groupe "Textruction" m’a demandé vers cette époque, d’intégrer leur groupe, j’ai refusé car si auparavant dans mes "revues-repeintes" (1975) j’utilisais la peinture contre les images et textes des hebdomadaires, dans les "à Bouvard & Pécuchet", l’écriture devenait pour moi une vraie familiarité. Iris Clert, qui m’a fait une intéressante page chaotique avec laquelle j’ai fait un petit livre (bleu), notait que c’était un vrai pensum pour elle, étant presque dyslexique quand elle écrivait. Par contre, sa signature était le contraire de son écriture, un graphe comme une griffe, illisible bien sûr comme une revanche. Sans doute ne donne-t-on plus aux écoliers des lignes à copier comme punition ; j’en ai connu. Je me souviens que, précisément et au bout d’un certain temps, on pouvait oublier le texte et produire un rythme et s’y complaire ou tout au moins s’intéresser à ce déplacement de l’attention. Je pense que ma mise en scène de leurs traces écrites pourrait rendre justice à tous ceux pour qui l’on disait que l’écriture était l’art des imbéciles.

DG : Dicton peut être oublié aussi à l’heure de l’informatique que vous utilisez d’ailleurs dans les différents avatars de "SOL\VERRE".
GD : Il y a des permanences.
De la même façon que les écritures en question sont des empreintes de tracés, les images photographiques sont des empreintes de reflets lumineux, ces simulacres tels que les nomme Lucrèce, de façon non-péjoratives. Les empreintes se disposent sur des écrans, papier, verre ou plastique. Elles sont mutables d’un support à un autre. Par contre on a l’impression qu’on oublie par exemple que l’action "copier-coller" ou "couper-coller" est fondamentale dans les pratiques quelles qu’elles soient, archaïques ou nouvelles. Déplacer un matériau pour modifier une surface existante est un geste fondamental, c’est celui qui pour moi défini le mieux la peinture "virtuelle" ou "concrète", en tout cas celle qui m’intéresse.


Entretien de GD avec DG*, janvier-février 2005

*DG étant le double faussement symétrique de GD




Les extraits de R. Barthes tels publiés en 1977 :


Pages

« …sur ce que nous entrevoir d’un rapport qui est à la fois évident mais en même temps chez nous, Occidentaux, largement occulté et sacrifié, le rapport de l’écriture et de la peinture. J’aimerais même pouvoir dire, car il s’agit d’interroger des "faire" plus que des produits, le rapport de la scription et si vous me permettez ce néologisme, de la piction. Car l’évidence de ce rapport tient au fait que peinture et écriture viennent du même corps : toutes les deux viennent de la main…
…je me contenterai d’indiquer ou de rappeler grossièrement ce qui dans l’écriture – et j’entends pour ma part ce mot dans un sens non métaphorique, dans le sens de scription, de tracé graphique des signes – j’indiquerai grossièrement ce qui, dans la scription, à mes yeux, a vocation de peinture et que je n’hésiterai pas, par conséquent, à appeler la vérité de l’écriture. Et je voudrais marquer, au fond, c’est très simplement tous les points sur lesquels l’écriture déborde les fonctions rationnelles qu’on lui reconnaît…
…deux mythes… Le premier est le mythe transcriptionniste de l’écriture… Un deuxième mythe, une deuxième bonne conscience de notre science de l’écriture, c’est ce que j’appellerai le fonctionnalisme ou le mythe fonctionnaliste. Et pour l’écriture ce mythe est exorbitant. L’écriture est d’ordinaire entièrement prise dans le mythe de la communication. L’écriture, pense-t-on, sert, sert uniquement et de droit en quelque sorte, à communiquer. Et ici encore il faut nuancer c’est à dire repérer précisément les débordements de la fonction…il y a de toute évidence ce qu’on pourrait appeler un envers noir de l’écriture. Et c’est cet envers noir qu’il nous faut faire réexister…
…Il y aurait, au fond, venant en surdétermination des structures économiques dans lesquelles l’écriture a été prise, exactement comme le désir vient en surdétermination du besoin, il y aurait une jouissance de l’écriture. C’est cette jouissance à laquelle les copistes Bouvard et Pécuchet reviennent, après leur traversée d’une sorte d’enfer social…" R.BARTHES "La peinture et l’écriture des signes", extraits.


NOTES :

1  Des "objets-croquis" ou des "objets-alpha", cf. : exposition "Passage de l’écriture" à la Galerie art & essai en 1995, ou "Du / Des / Dessin/s" à la galerie l’engage en 1996, Rennes.

2 cf. "roland BARTHES par roland barthes", écrivains de toujours, Le Seuil, Paris 1975, p.55 et 56

3  dans le Magazine littéraire n°108, janvier 1976



Haut de la page